28

 

Skade fit le tour de son vaisseau. Rien n’allait plus à bord. La pression sur sa colonne vertébrale s’était allégée et ses globes oculaires avaient plus ou moins repris leur forme normale, mais c’étaient à peu près les seules compensations réelles. Tout ce qui vivait à bord de l’Ombre de la Nuit était à présent à l’intérieur de la sphère d’influence du champ détectable, inclus dans une bulle de vide quantique artificiellement modifié. Les neuf dixièmes de la masse inertielle de toutes les particules du champ avaient été supprimés.

Le vaisseau fonçait vers Resurgam à une accélération de dix g.

Skade avait beau être caparaçonnée, et donc isolée des effets physiologiques les plus perturbants du champ, elle se déplaçait aussi peu que possible. Marcher n’était pas difficile en soi, dans la mesure où l’accélération qu’elle encaissait n’était que de un g, le dixième de sa valeur réelle. Sa cuirasse n’avait plus à combattre le surcroît de masse, et Skade n’avait plus l’impression que, si elle tombait, son cerveau giclerait de sa boîte crânienne. Mais tout le reste était pire. Quand elle voulait faire lever le bras à sa cuirasse, celle-ci réagissait trop vite à son ordre. Quand elle remuait ce qui aurait dû être une charge lourde, elle se déplaçait trop facilement. C’était comme si tout ce que contenait le vaisseau avait été remplacé par des simulacres en carton-pâte. Même pour regarder ailleurs, elle devait faire attention. Ses globes oculaires, n’étant plus soumis à la gravité, étaient devenus trop réactifs et avaient tendance à dépasser leur cible puis à surcompenser pour revenir en arrière : les muscles qui les guidaient, et qui étaient accrochés aux os de son crâne, étaient conçus pour déplacer une sphère de tissu dotée d’une certaine masse inertielle, et ils n’y comprenaient plus rien. Mais le fait de le savoir ne lui facilitait pas les choses. Elle avait coupé définitivement son area postrema, son oreille interne étant profondément bouleversée par le champ inertiel modifié.

Skade arriva à la cabine de Felka. Elle la trouva comme la dernière fois, assise en tailleur sur un coin du sol auquel elle avait ordonné de se ramollir. Ses vêtements étaient chiffonnés et avaient l’air sales. Elle avait une mine de papier mâché, les cheveux gras et feutrés. Skade voyait des plaques de cuir chevelu à nu, aux endroits où elle s’était arraché des mèches de cheveux. Elle était parfaitement immobile, les mains sur les genoux. Elle avait le menton légèrement levé et les yeux fermés. Une traînée de morve brillait entre son nez et ses lèvres.

Skade audita les connexions neurales entre Felka et le restant du vaisseau. À sa grande surprise, elle ne détecta pas d’échange significatif. Elle avait cru que Felka rôdait dans un environnement cybernétique, comme lors de ses deux dernières visites. Elle les avait elle-même explorées et était tombée sur d’énormes édifices énigmatiques élaborés par Felka. Des substituts évidents de la Muraille. Mais ce n’était pas le cas cette fois. Après avoir abandonné la réalité, Felka avait amorcé l’étape logique suivante, retournant à l’endroit où tout avait commencé.

Elle s’était réfugiée à l’intérieur de son propre crâne.

Skade s’accroupit pour se mettre au niveau de Felka, tendit la main et lui effleura le front. Elle s’attendait à la voir tiquer, à cause du contact du métal glacé, mais elle aurait aussi bien pu toucher un mannequin de cire.

Felka… tu m’entends ? Je sais que tu es là, quelque part. C’est moi, Skade. Il y a quelque chose que tu dois savoir.

Elle attendit une réponse ; il n’y en eut pas.

Felka. C’est au sujet de Clavain. J’ai fait ce que je pouvais pour qu’il fasse demi-tour, mais il n’a pas répondu à mes avances. Ma dernière tentative était pourtant de nature à le convaincre. Enfin, c’était ce que je croyais. Tu veux que je te dise ce que c’était ?

Felka inspirait et expirait, lentement, régulièrement.

Je me suis servie de toi. J’avais promis à Clavain que s’il faisait demi-tour, je te rendrais à lui. Vivante, bien sûr. Je pensais que c’était juste. Mais il n’était pas intéressé. Il n’a pas répondu à ma tentative d’ouverture. Tu vois, Felka, tu comptes moins pour lui que sa bien-aimée mission.

Elle se leva et tourna autour de la silhouette en méditation.

J’espérais qu’il marcherait, tu comprends. Ç’aurait été la meilleure solution pour vous deux. Mais c’était à Clavain de réagir, et il nous a montré quelles étaient ses priorités. Et ce n’était pas toi, Felka. Après toutes ces années, tous ces siècles, tu es moins importante pour lui qu’une quarantaine de machines sans âme. J’avoue que j’ai été surprise.

Mais Felka ne répondit pas. Skade éprouva l’envie de plonger dans son crâne et de trouver l’endroit chaud, réconfortant, où elle s’était retirée. Si Felka avait été une Conjoineur normale, ç’aurait été à la portée de Skade, elle aurait pu accéder à son espace mental le plus privé. Mais l’esprit de Felka était conçu autrement. Skade pouvait en écrémer la surface, en entrevoir fugitivement les profondeurs, mais pas davantage.

Elle soupira. Elle n’avait pas vraiment envie de tourmenter Felka, mais elle espérait la sortir de sa réclusion en la tournant contre Clavain.

Ça n’avait pas marché.

Skade était debout derrière Felka ; elle ferma les yeux et lança un flux d’ordres en direction du dispositif médical spinal dont elle avait équipé Felka. L’effet fut immédiat et très satisfaisant. Felka s’effondra, se tassa sur elle-même. Sa bouche s’entrouvrit, laissant échapper un filet de salive.

Délicatement, Skade la souleva et l’emporta hors de la pièce.

 

 

Le soleil brûlait au-dessus de leur tête, telle une pièce d’argent étincelante, brillant à travers un voile de brouillard marin grisâtre. Skade se retrouva, comme la fois précédente, dans un corps de chair et de sang. Elle était debout sur un rocher plat ; l’air était glacial, et une odeur d’ozone et de varech lui piquait le nez. Dans le lointain, un milliard de petits cailloux poussaient des gémissements orgasmiques sous l’assaut des vagues.

C’était le même endroit que l’autre fois. Elle se demanda si le Loup ne devenait pas un tout petit peu moins imprévisible.

Skade scruta le brouillard autour d’elle. Là, à moins d’une dizaine de pas, se trouvait une autre silhouette humaine. Mais ce n’était ni Galiana, ni le Loup. C’était un petit enfant, accroupi sur un rocher à peu près de la taille de celui où Skade était debout. Prudemment, elle sauta et glissa de roche en roche, dansant entre les mares et les crêtes tranchantes comme des rasoirs qui les séparaient. Le fait de se sentir à nouveau pleinement humaine était à la fois troublant et exaltant. Elle ne s’était jamais sentie aussi fragile avant que Clavain ne la blesse grièvement, consciente que, sous sa peau, il n’y avait que des muscles tendres et des os cassants. C’était bon d’être invincible. Et en même temps, c’était bon de sentir l’univers l’envahir chimiquement, par tous les pores de sa peau, de sentir le vent caresser les poils sur le dos de sa main, de sentir les aspérités et les failles des roches sculptées par les flots, sous ses pieds.

Elle arriva à l’enfant. C’était Felka – ce qui n’était pas une surprise –, mais Felka telle qu’elle devait être sur Mars, quand Clavain l’avait sauvée.

Elle était assise en tailleur, à peu près comme dans sa cabine. Elle portait une robe déchirée, sale, trempée et tachée par les algues, qui lui laissait les bras et les jambes à nu. Ses longs cheveux noirs, comme ceux de Skade, lui tombaient en fines mèches sur la figure. Le brouillard qui venait de la mer conférait à la scène un aspect délavé, monochrome.

Felka leva les yeux sur elle, croisa son regard l’espace d’une seconde, et retourna à son activité. Elle était plongée dans la contemplation de nombreux petits bouts de créatures à carapace dure disposés en cercle autour d’elle : des pattes, des pinces, des bouts de queue, des antennes, des morceaux de carapace, alignés et orientés avec une précision maniaque. La conjonction de ces innombrables fragments livides évoquait une sorte d’algèbre anatomique. Felka regardait l’arrangement en silence, pivotant occasionnellement sur son derrière pour en examiner une autre partie. Parfois – rarement –, elle prenait l’un des fragments – un palpe articulé, hérissé de poils, par exemple – et le repositionnait ailleurs. Elle était parfaitement inexpressive. Ce n’était pas du tout une enfant en train de jouer. C’était plutôt comme si elle était absorbée par une tâche qui exigeait une attention totale, solennelle, une activité trop intense pour être agréable.

Felka…

Elle releva les yeux, la regardant d’un air interrogateur, et retourna aussitôt à son jeu.

Dans le lointain, les vagues s’écrasaient toujours. Derrière Felka, le rideau de brouillard gris perdit de son opacité l’espace d’un instant. Skade n’arrivait toujours pas à distinguer la mer, mais elle y voyait beaucoup plus loin qu’avant. Les mares s’étendaient dans le lointain, tel un casse-tête, une mosaïque insoluble. Il y avait autre chose là-bas. C’était à peine plus sombre que la grisaille environnante, tantôt visible, tantôt invisible, mais elle était sûre qu’il y avait quelque chose. On aurait dit une flèche grise, une sorte de tour qui montait à l’assaut du ciel. Ça avait l’air très loin, peut-être au-delà de la mer, ou sortant de la mer, à une certaine distance de la côte.

Felka l’avait remarqué aussi. Elle regarda la chose d’un œil atone, et lorsqu’elle en eut assez vu elle retourna à ses petits bouts d’animaux. Skade se demandait ce que ça pouvait bien être, quand le brouillard se referma, et elle prit conscience d’une troisième présence.

Le Loup était là. À quelques pas derrière Felka. Il ou elle, car sa silhouette demeurait indistincte, mais chaque fois que le brouillard se dissipait ou que sa forme devenait plus solide, Skade pensait voir une femme plutôt qu’un animal.

Le rugissement des vagues, qui avait toujours été présent, se changea de nouveau en langage.

— Vous avez amené Felka. Ça me fait plaisir, Skade.

— J’ai amené cette représentation de sa personne, confirma Skade à haute voix comme le Loup le lui avait demandé lors de leur précédente rencontre.

Elle eut un mouvement de menton en direction de la fille.

— C’est elle qui se voit comme ça maintenant – retombée en enfance –, ou c’est vous qui voulez me la montrer ainsi ?

— Un peu des deux, peut-être, répondit le Loup.

— Vous avez dit que vous seriez plus coopératif si je vous amenais Felka. Eh bien, je l’ai fait. Et Clavain est toujours derrière moi. Il n’a pas fait mine de renoncer.

— Qu’avez-vous essayé ?

— D’utiliser Felka comme monnaie d’échange. Mais Clavain n’a pas mordu à l’hameçon.

— Vous pensiez qu’il le ferait ?

— Je pensais qu’il tenait assez à elle pour que ça le fasse réfléchir.

— Vous ne comprenez pas Clavain, répondit le Loup. Il n’aurait pas renoncé pour elle.

— Mais il n’y avait que Galiana qui pouvait le savoir, non ?

Le Loup ne répondit pas directement.

— Quelle a été votre réaction quand vous avez vu que Clavain ne battrait pas en retraite ?

— J’ai fait ce que j’avais annoncé. J’ai largué une navette qu’il aura le plus grand mal à intercepter.

— Mais une interception est encore possible ?

Skade hocha la tête.

— Pas avec une de ses navettes, mais il pourrait encore y parvenir avec son vaisseau principal.

Il y avait de l’amusement dans la voix du Loup.

— Vous êtes sûre qu’il ne pourrait pas la rejoindre avec l’une de ses navettes ?

— C’est impossible pour des raisons énergétiques. Il aurait fallu qu’il lance la sienne bien avant que je ne bouge, et qu’il devine dans quelle direction j’allais lancer ma navette.

— À moins qu’il n’ait couvert toutes les possibilités, répondit le Loup.

— Il n’aurait pas pu faire ça, objecta Skade. Il aurait fallu qu’il lance une flottille de navettes, qu’il gaspille tout ce carburant en partant de l’hypothèse que…

Elle laissa sa phrase en suspens. Elle était beaucoup moins sûre d’elle qu’elle ne l’aurait voulu.

— Si Clavain pensait que ça en valait la peine, c’est exactement ce qu’il aurait fait, même au prix de précieuses réserves de carburant. Et que s’attendait-il à trouver dans la navette, au fait ?

— Je lui ai dit que je lui renverrais Felka.

Le Loup changea de position. Il n’était pas plus distinct que l’instant d’avant, mais sa forme était maintenant allongée près de Felka.

— Elle est toujours là.

— J’ai mis une arme dans la navette. Une ogive casse-monde, réglée pour une déflagration d’une tératonne.

Elle vit que le Loup hochait la tête d’un air appréciateur.

— Vous espériez qu’il serait obligé de dérouter son vaisseau jusqu’au point de rendez-vous. Vous avez sans doute prévu une sorte de détonateur de proximité. Très futé, Skade. En réalité, je suis assez impressionné par votre manque de scrupules.

— Mais vous ne pensez pas qu’il sera tombé dans le panneau.

— Vous ne devriez pas tarder à le savoir, hein ?

Skade secoua la tête, sûre à présent qu’elle avait échoué. Dans le lointain, le brouillard marin s’écarta, et elle entrevit à nouveau la tour grisâtre. Selon toute vraisemblance, vue de près, elle devait être très sombre. Elle s’élevait, toute droite, lisse et haute comme un éperon rocheux. Mais on aurait dit moins une formation naturelle qu’un bâtiment effilé, construit par un géant.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Skade.

— Quoi donc ?

— Ça… répondit Skade.

Mais quand elle se retourna vers la tour, elle n’était plus visible, soit que le brouillard se fût refermé, la dissimulant, soit qu’elle ait carrément cessé d’exister.

— Il n’y a rien, là-bas, répondit le Loup.

— Loup, écoutez-moi, reprit Skade en cherchant soigneusement ses mots. Si Clavain survit, je suis prête à faire ce dont nous avons déjà parlé.

— L’impensable, Skade ? Une transition à l’état quatre ?

Felka cessa de jouer et leva les yeux vers les deux grandes personnes. Le moment était lourd de sens.

— Je mesure les risques. Mais nous devons le faire, pour prendre définitivement de l’avance sur lui. Nous devons faire le saut à travers la frontière de la masse zéro pour passer à l’état quatre. À la phase de masse tachyonique.

Encore une fois, l’horrible sourire carnassier apparut.

— Très rares sont les organismes qui ont jamais voyagé plus vite que la lumière, Skade.

— Je suis prête à faire partie de ceux-là. Que faut-il faire pour ça ?

— Vous le savez parfaitement. La machine que vous avez fabriquée devrait en être capable, à quelques modifications près. Rien que vos usines ne puissent effectuer. Mais, pour procéder aux modifications, il faudra que vous preniez conseil auprès de l’Exordium.

Skade hocha la tête.

— C’est pour ça que je suis là. Et que j’ai amené Felka.

— Eh bien, allons-y.

Felka se remit à jouer comme s’ils n’existaient pas. Skade émit la séquence codée de commandes neurales qui lançait le couplage de cohérence.

— C’est commencé, Loup.

— Je sais. Je le sens aussi.

Felka leva les yeux de son jeu.

Skade se sentit devenir multiple. Du brouillard venant de la mer monta l’impression que quelque chose reculait vers un lointain glacial, tel un couloir blanc plongeant vers la limite sinistre de l’éternité. Skade sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Elle savait que quelque chose n’allait pas du tout dans ce qu’elle était en train de faire. Elle éprouvait une prémonition presque palpable, l’annonce de quelque chose de profondément maléfique. Mais elle devait tenir bon et aller jusqu’au bout.

Comme l’avait dit le Loup, les peurs devaient être affrontées.

Skade écouta intensément. Elle avait l’impression d’entendre des voix murmurer dans le corridor.

 

 

— La Bête ?

— Oui, Petite Demoiselle ?

— Tu as été tout à fait franche et honnête avec moi ?

— Et pourquoi, Petite Demoiselle, aurait-on été autrement que parfaitement honnête ?

— Eh bien, la Bête, c’est exactement ce que je suis en train de me demander.

Antoinette était seule sur le pont inférieur de l’Oiseau de Tempête. Le cargo se trouvait dans l’une des soutes-parkings du Lumière Zodiacale depuis qu’ils s’en étaient emparés. Il était amarré dans une nacelle pour réparations lourdes assez robuste pour supporter les accélérations phénoménales du bâtiment. Les dégâts qu’il avait subis avaient été péniblement réparés sous la direction experte de Xavier. Celui-ci avait fait appel aux hyperporcs et aux droïdes du gobe-lumen, et au départ les travaux de réparation avaient avancé plus lentement qu’avec une équipe de singes dûment entraînés. Mais, en dépit de certains problèmes de dextérité, les porckos étaient finalement plus futés que les hyperprimates et, à partir du moment où les difficultés initiales avaient été surmontées et les droïdes convenablement programmés, ils avaient fait du bon boulot. Xavier ne s’était pas contenté de réparer la coque ; il avait complètement refait le blindage. Les moteurs, depuis les propulseurs d’accostage jusqu’au moteur à fusion du tokamak principal, avaient été gonflés et réglés afin d’améliorer leurs performances. Les armes de dissuasion – un véritable arsenal dissimulé dans des trappes camouflées tout autour du vaisseau – avaient été émulées et reliées au réseau de contrôle des armes intégrées. Il n’y avait plus de raison de tourner autour du pot, maintenant, et de faire comme si l’Oiseau de Tempête n’était qu’un vulgaire cargo, avait dit Xavier. Là où ils allaient, il n’y aurait pas de représentants de l’ordre pour leur chercher des poux dans la tête.

Mais à partir du moment où l’accélération avait augmenté, et où ils avaient tous dû rester allongés, ou se résoudre à utiliser des exosquelettes encombrants et maladroits, Antoinette avait rendu moins de visites à son propre vaisseau. D’abord le travail était bien fait et elle n’avait rien à superviser ; et puis elle avait d’autres préoccupations.

Quand elle y réfléchissait, d’une certaine façon elle avait toujours eu des soupçons. Elle avait parfois l’impression de ne pas être seule à bord de l’Oiseau de Tempête, et que l’obligeance de la Bête ne se bornait pas à la vigilance attentive mais dénuée d’intelligence d’une persona de niveau gamma. Ça allait plus loin que ça.

Mais ça aurait voulu dire que Xavier – et son père – lui avait menti. Et ça, elle n’était pas prête à l’accepter.

Jusqu’à ce moment-là.

Pendant un bref intermède au cours duquel l’accélération avait été un peu réduite pour cause de vérifications techniques, Antoinette était retournée à bord de l’Oiseau de Tempête. Par pure curiosité, persuadée que les fichiers auraient été effacés des archives, elle avait cherché des informations sur le décret Mandelstam.

Or il y avait quelque chose.

Cela dit, même s’il n’y avait rien eu, elle pensait qu’elle aurait deviné.

Quelque chose lui avait mis la puce à l’oreille lors de l’attaque des banshees. La Bête avait alors court-circuité les commandes de l’arme, comme si elle avait « paniqué ». Or il était tout simplement impossible à une intelligence de niveau gamma de paniquer.

Et puis quand le flicoïde, celui qui allait finir ses jours sur la paille humide d’une cave, au Château, l’avait interrogée sur les relations qu’entretenaient son père et Lyle Merrick, il avait fait allusion à la jurisprudence Mandelstam.

Ça ne lui avait rien dit du tout, sur le coup.

Mais à présent elle savait.

Et puis il y avait eu la fois où la Bête s’était, par inadvertance, exprimée à la première personne, disant « je » comme si elle entretenait scrupuleusement une façade qui s’était fissurée pendant un bref instant. C’est là qu’Antoinette avait entrevu la réalité dissimulée derrière ce masque.

— Petite Demoiselle ?…

— Je sais.

— Vous savez quoi, Petite Demoiselle ?

— Qui tu es. Enfin, qui vous êtes.

— Mille pardons, Petite Demoiselle, mais…

— Oh, vous, ta gueule !

— Petite Demoiselle… Peut-on…

— Ta gueule, j’ai dit ! s’écria Antoinette en flanquant un coup du talon de la main sur le panneau de commande.

Si elle avait pu, elle lui aurait tapé dessus. Elle brûlait de colère et d’un désir irrépressible de vengeance.

— Je sais tout. Ce qui s’est passé. Je suis au courant pour le décret Mandelstam.

— Le décret Mandelstam, Petite Demoiselle ?

— Oh, ça va ! Faites-moi grâce de cette fausse ingénuité. Je sais que vous savez, et pour cause : c’est la loi qu’ils ont votée juste avant votre mort. Celle sur les sentences de mort neurale irréversible.

— La mort neurale irréversible, Petite…

— La loi autorisant les autorités – la Convention de Ferristown – à saisir et à effacer toutes les copies de niveau alpha ou bêta d’un individu condamné à la mort éternelle. La loi stipulant que toutes les sauvegardes, simus ou scans neuraux doivent être saisis et effacés, et ce, quel que soit leur nombre.

— Ça paraît plutôt extrême, Petite Demoiselle.

— Oui, hein ? Et ce n’était pas une façon de parler. Tout individu pris en possession du back-up d’un condamné à la mort neurale irréversible risquait de gros ennuis. Évidemment, il y avait des failles dans le système : une simu, ce n’était pas difficile à cacher ; on pouvait la télécharger ailleurs, au-delà de la juridiction de Ferristown. Mais c’était tout de même risqué. J’ai vérifié, la Bête. Tous ceux qui ont dissimulé des copies, en contravention avec le décret Mandelstam, et qui se sont fait pincer ont été condamnés à mort à leur tour.

— Plutôt radical, comme mesure…

— N’est-ce pas ? lança Antoinette avec une ironie mordante. Mais que se passerait-il si on ne savait même pas qu’on en hébergeait une ? Comment cela modifierait-il l’équation ?

— On hésite à se livrer à des spéculations.

— Je doute que ça change la sentence d’un putain de millimètre. Avec les flics, hein… Il serait donc encore plus irresponsable de piéger quelqu’un en lui faisant héberger une simulation illégale à son insu, non ?

— Piéger quelqu’un, Petite Demoiselle ?

Elle hocha la tête. Ça y était. Elle n’avait plus de raison de tourner autour du pot.

— Le flicoïde de la police était au courant, hein ? Seulement il n’a pas pu réunir les preuves. Enfin, je suppose. Ou alors c’est qu’il me laissait mitonner à petit feu pour voir ce que je savais au juste.

Le masque se fissura à nouveau :

— Je ne suis pas complètement…

— Je suppose que Xavier était dans le coup. Il connaît ce vaisseau comme sa poche, tous ses sous-systèmes, chacun de ses putains de fils. Il devait forcément savoir comment cacher Lyle Merrick à bord.

— Lyle Merrick, Petite Demoiselle ?

— Vous savez très bien de qui je veux parler. Pas Lyle Merrick en personne, bien sûr, juste une copie. De niveau alpha ou bêta, je ne sais pas. Aucune importance, d’ailleurs. Ça n’aurait pas fait un iota de différence devant un tribunal, hein ?

— Mais…

— C’est toi, la Bête. Enfin, vous. Lyle Merrick a été exécuté après la collision. Mais ce n’était pas la fin de l’histoire, hein ? Vous étiez sauvegardé. Xavier a caché une copie de Lyle à bord du vaisseau de mon père. Ce putain de vaisseau. Et c’est vous.

La Bête marqua une longue pause. Antoinette regarda le jeu hypnotique des chiffres et des couleurs sur le tableau de commande. Elle avait l’impression d’avoir été violée, comme si tout ce à quoi elle pensait pouvoir se fier dans l’univers venait d’être roulé en boule et jeté à la poubelle.

La Bête répondit sans changer de ton – comble de l’ironie :

— Petite Demoiselle… Antoinette, je veux dire… Vous vous trompez.

— Bien sûr que non, je ne me trompe pas. Vous venez quasiment de l’admettre !

— Non. Vous ne comprenez pas.

— Qu’est-ce que je n’ai pas compris ?

— Ce n’est pas Xavier qui m’a fait ça. Xavier a apporté son aide – Xavier était au courant de tout. Mais ce n’était pas son idée.

— Non ?

— C’est votre père, Antoinette. C’est lui qui m’a aidé.

Elle frappa à nouveau sur la console, plus violemment encore, et puis elle quitta le vaisseau en se jurant bien de ne plus y remettre les pieds.

 

 

Après son éjection du Lumière Zodiacale, Lasher, le porcko, passa l’essentiel du trajet à dormir. Scorpio lui avait dit qu’il serait inoccupé, sauf tout à la fin de la mission, et encore : il n’avait qu’une chance sur quatre d’avoir quelque chose à faire – à part rebrousser chemin. Mais il avait toujours su, au fond de lui-même, que c’était sur lui que ça tomberait. Il ne fut pas du tout surpris quand un message par faisceau étroit du Lumière Zodiacale lui apprit que c’était son appareil qui se trouvait dans le bon quadrant du ciel pour intercepter la navette que Skade avait larguée derrière son propre vaisseau.

Lasher le Veinard, se dit-il avec amertume. Tu courais après la gloire, eh bien, elle est à portée de main.

Il ne prenait pas sa tâche à la légère, pas plus qu’il ne sous-estimait les risques pour sa personne. L’opération de récupération était périlleuse. Ils avaient juste assez de fuel pour réintégrer le bâtiment principal avec une passagère humaine ; il n’y avait pas de marge d’erreur. Clavain leur avait bien fait comprendre qu’ils ne devaient pas faire preuve d’héroïsme inutile. Si la trajectoire de la navette de Skade devait les emmener ne serait-ce qu’un kilomètre hors du volume de sécurité où un rendez-vous était possible, ils devaient faire demi-tour et rentrer. Seule concession à cette règle : chacune des navettes de Clavain transportait un unique missile modifié, dont l’ogive avait été ôtée et remplacée par un transpondeur. S’ils arrivaient à portée de la navette de Skade, ils pouvaient fixer la balise à sa coque. La balise émettrait son signal pendant un siècle de temps subjectif, cinq cents ans de temps effectif. Ce ne serait pas facile, mais il subsisterait une infime chance qu’ils reviennent la chercher plus tard, avant qu’elle ne sorte de la sphère dûment cartographiée de l’espace humain. Ils devraient se contenter de se dire que Felka n’était pas complètement abandonnée.

Lasher voyait la navette en ce moment précis. Il avait foncé vers elle, suivant les coordonnées réactualisées du Lumière Zodiacale. La navette de Skade était maintenant en chute libre, ayant brûlé son dernier microgramme d’antimatière. Elle était visible vers l’avant : une écharde de métal d’un noir luisant.

Il ouvrit le canal de retour vers le gobe-lumen.

— Ici Lasher. J’ai établi le contact visuel. C’est bien une navette. Peux pas dire de quel type, mais elle ne ressemble pas aux nôtres.

Il diminua son accélération. Il aurait bien aimé attendre la réponse de Scorpio, mais c’était un luxe qu’il ne pouvait s’offrir. Son message mettrait déjà vingt minutes à parvenir au Lumière Zodiacale, et le délai augmentait constamment alors que le gros bâtiment maintenait son accélération de dix g. Il ne disposait que de trente minutes sur place avant d’amorcer le trajet de retour. S’il restait une minute de plus, il ne rejoindrait jamais le gobe-lumen.

Ça lui laissait juste le temps d’établir la jonction entre les sas des deux vaisseaux non compatibles, de monter à bord et de récupérer la fille de Clavain, ou quelle qu’elle soit.

Il se fichait de savoir qui il sauvait. C’était ce que Scorpio lui avait demandé de faire, et voilà tout. Et même si Scorpio se contentait d’obéir aux ordres de Clavain, ça n’avait pas d’importance. Ça ne réduisait en aucune façon l’ardente admiration guerrière que Lasher éprouvait pour son chef. Il avait suivi la carrière de Scorpio à peu près depuis le moment où celui-ci était arrivé à Chasm City.

La venue de Scorpio avait eu un effet décisif. Avant, les porckos n’étaient qu’un ramassis de bagarreurs qui passaient leur temps à fouiller du groin les couches les plus sordides de la cité effondrée. Scorpio les avait galvanisés. Il était devenu un messie criminel, une figure tellement mythique que beaucoup de porckos doutaient même de son existence. Lasher s’était fait le chroniqueur des crimes de Scorpio, les répertoriant et les étudiant avec une avidité quasi religieuse, s’émerveillant de leur ingéniosité brutale. Ils s’imposaient par leur simplicité, comme autant de haïkus japonais. Quel effet cela pouvait-il bien faire, se demandait-il, de commettre de tels bijoux d’atrocité ? Par la suite, il avait intégré le périmètre restreint des amis de Scorpio, puis il avait gravi les échelons ténébreux du monde interlope de la criminalité. Il se rappelait la première fois qu’il avait rencontré Scorpio, sa douce déception quand il avait découvert que ce n’était qu’un porcko comme lui. Et comment, peu à peu, cela n’avait fait qu’attiser son admiration. Scorpio était de chair et de sang, et ses exploits n’en étaient que plus remarquables. Lasher était devenu, non sans crainte au départ, l’un des principaux hommes de main de Scorpio, puis l’un de ses bras droits.

Et voilà que Scorpio avait disparu. On disait qu’il était parti dans l’espace pour amorcer des négociations sensibles avec un autre groupe criminel quelque part dans le système – les Pirates du Ciel, peut-être.

Scorpio avait toujours eu intérêt à se tenir à carreau, particulièrement en temps de guerre. Mais force avait été à Lasher d’envisager la terrible éventualité : et si Scorpio était mort ?

Des mois avaient passé. Et puis Lasher avait eu des nouvelles de Scorpio : il avait été arrêté. Les araignées l’avaient capturé, peut-être après son interception par les zombies, à la suite de quoi elles auraient subi des pressions de la Convention de Ferristown, qui aurait réclamé qu’elles le leur livrent.

Et voilà. Fin du règne éblouissant et infâme de Scorpio. La Convention pouvait lui coller tout ce qu’elle voulait sur le dos, et en temps de guerre il n’y avait pratiquement aucun crime qui ne relevât de la peine de mort. Ils tenaient Scorpio, la proie qu’ils cherchaient depuis si longtemps. Il y aurait un procès public, pour la galerie, suivi d’une exécution, et le passage de Scorpio dans la légende serait achevé.

Seulement ça ne s’était pas passé comme ça. Il y avait eu les rumeurs contradictoires habituelles, mais la plupart concordaient : Scorpio était sain et sauf, et il n’était plus en prison ; il était rentré à Chasm City et il était l’hôte du mystérieux propriétaire de la structure menaçante et ténébreuse qu’on appelait le Château des Corbeaux, et dont on disait que les caves étaient hantées. Il se consacrait à la concrétisation de la légende dont on avait souvent parlé, mais à laquelle il n’avait jamais tout à fait donné une existence.

L’armée des porckos.

Lasher avait rejoint son vieux maître et appris que les rumeurs étaient fondées. Scorpio collaborait – mais quelle étrange collaboration – avec le vieil homme qu’ils appelaient Clavain. Ensemble, ils avaient comploté le vol d’un vaisseau appartenant aux Ultras, chose qui ne pouvait même pas être envisagée, et encore bien moins tentée, selon les principes élémentaires de tout criminel qui se respecte. Lasher avait été intrigué puis terrifié, surtout lorsqu’il avait appris que le vol n’était qu’un prélude à quelque chose d’encore plus audacieux.

Comment aurait-il pu résister ?

Et c’est ainsi qu’il se trouvait à des années-lumière de Chasm City, à des années-lumière de tout ce qui lui était familier. Il avait servi – et bien servi – Scorpio, marchant sur ses traces, et même plus : anticipant chacun de ses mouvements, le précédant, méritant sa tranquille approbation.

Il était près de la navette, à présent. Elle offrait l’aspect lisse d’un galet de basalte noir usé par les flots. C’était bien un engin conjoineur. Lasher balaya la surface avec ses projecteurs, cherchant le sas que lui avait décrit Clavain : une ligne imperceptible qui ne se révélerait que lorsqu’il en serait tout près. Il n’était plus qu’à une quinzaine de mètres de la coque, et il s’en rapprochait à une vitesse d’un mètre à la seconde. La navette était petite, et il n’aurait aucun mal à trouver l’otage à bord. À condition que Skade ait tenu parole.

Ça se produisit alors qu’il n’était qu’à une dizaine de mètres de la coque. Ça sortit du cœur du vaisseau conjoineur : un grain de lumière, pareil à la première étincelle du soleil levant.

Lasher n’eut pas le temps de bouger un cil.

 

 

Skade reconnut la lueur pareille à un feu follet du détecteur de proximité de son casse-monde. Ce n’était pas difficile. Il n’y avait plus, à présent, d’étoiles derrière l’Ombre de la Nuit : rien qu’un noir absolu, infini. Un océan d’encre. La relativité réduisait l’univers visible à un tore qui ceinturait le vaisseau. Mais celui de Clavain était à peu près dans le même cadre de vitesse que l’Ombre de la Nuit, et il semblait se trouver juste derrière. Le minuscule point lumineux de l’arme troua les ténèbres comme une étoile perdue.

Skade examina la lumière, effectua la correction du modeste décalage vers le rouge et détermina que l’explosion de plusieurs tératonnes ne correspondait qu’à la détonation du système proprement dit, plus une petite masse résiduelle d’antimatière. Son arme avait détruit un engin de la taille d’une navette, mais pas un vaisseau spatial. L’explosion d’un gobe-lumen, une machine qui aurait plongé ses griffes dans le puits énergétique infini du vide quantique, aurait surpassé la brillance du casse-monde de trois puissance dix.

Clavain s’était donc montré plus futé qu’elle, une fois de plus. Non, rectifia-t-elle. Pas plus futé ; autant, mais pas plus. Elle n’avait pas commis une seule erreur. Clavain avait paré toutes ses attaques, mais il ne l’avait pas encore frappée. Elle avait toujours l’avantage, et elle était sûre de lui avoir causé un sérieux préjudice lors d’un de ses assauts au moins : elle l’avait obligé à brûler une énergie qu’il aurait préféré conserver. Plus certainement, elle l’avait obligé à se disperser pour contrer ses attaques au lieu de s’apprêter au combat qui les attendait dans les parages de Resurgam. D’un strict point de vue militaire, elle n’avait rien perdu sauf la faculté de bluffer d’une façon toujours convaincante.

Mais elle n’avait jamais compté là-dessus, de toute façon.

Il était temps de faire ce qui devait être fait.

 

 

— Espèce de putain de salaud de menteur !

Xavier leva les yeux vers Antoinette qui s’engouffrait dans sa cabine comme une tornade. Il était allongé sur sa couchette, un compad coincé entre les genoux. Antoinette eut une vision fugitive des lignes de code-source défilant sur l’écran. Les symboles et les indentations sinueuses du langage programme rappelaient les strophes imbriquées d’une poésie non humaine. Xavier la regarda, bouche bée, laissant échapper le stylet qu’il tenait entre les dents et son compad, qui tomba sur le sol.

— Antoinette ?

— Je sais.

— Tu sais quoi ?

— Tout, à propos du décret Mandelstam. De Lyle Merrick. De l’Oiseau de Tempête. De la Bête. De toi.

Xavier pivota sur sa couchette, s’assit, posa les pieds par terre et passa les doigts dans sa toison noire, l’air coupable.

— De quoi ?

— Ne me raconte pas de salades, espèce de salopard !

Elle se jeta rageusement sur lui et le bourra de coups de poing. Il n’y avait pas de réelle violence derrière ses coups ; en d’autres circonstances, ç’aurait été un jeu. Xavier se protégea le visage, absorbant la colère dans ses avant-bras. Il essayait de lui parler, mais elle était tellement furieuse qu’il n’existait plus pour elle ; elle refusait d’écouter ses petites justifications lamentables.

Finalement, sa colère se changea en sanglots. Xavier retint ses coups en la prenant doucement par les poignets.

— Antoinette, dit-il.

Elle le frappa une dernière fois et fondit en larmes. Elle le détestait et l’aimait en même temps.

— Ce n’est pas ma faute, dit Xavier. Je te jure que ce n’est pas ma faute.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

Il la regarda, et elle lui rendit son regard à travers le brouillard de ses larmes.

— Pourquoi je ne te l’ai pas dit ?

— C’est ce que je t’ai demandé.

— Parce que ton père me l’avait fait promettre.

 

 

Quand Antoinette se fut calmée, quand elle fut enfin prête à l’entendre, Xavier lui raconta ce qui s’était passé.

Jim Bax et Lyle Merrick étaient des amis de longue date. Les deux hommes avaient été pilotes de cargo, dans la Ceinture de Rouille et loin au-delà. Normalement, deux pilotes opérant dans le même secteur d’activité auraient dû avoir du mal à cultiver une authentique amitié au milieu des hauts et des bas d’une économie à l’échelle d’un système ; il y avait trop de conflits d’intérêt. Mais Jim et Lyle travaillaient dans des niches radicalement différentes, pour des clients totalement différents, et la rivalité n’avait jamais menacé leur relation. Jim Bax charriait de lourds chargements sur des trajectoires rapides, à haute énergie, généralement à bref délai et la plupart du temps – mais pas systématiquement – dans le cadre de la loi. Enfin, plus ou moins. S’il ne courait pas après les brigands, on ne pouvait pas dire qu’il les envoyait toujours balader. Alors que Lyle travaillait presque exclusivement pour des forbans. Ils devaient penser que son rafiot à propulsion chimique, lent, frêle et peu fiable, avait peu de risque d’attirer l’attention des vedettes de la douane, des agents de la Convention et autres représentants de la loi. Lyle ne garantissait pas la livraison rapide de ses cargaisons (il se gardait même de garantir leur livraison tout court), mais si elles arrivaient, il pouvait assurer qu’elles n’auraient pas été inspectées, et qu’il n’y aurait pas d’enquêtes gênantes permettant de remonter à ses clients. En gros, Lyle Merrick s’en sortait. Il se donnait beaucoup de mal pour dissimuler ses véritables revenus aux autorités et pour entretenir l’illusion qu’il était constamment au bord de la banqueroute. Mais dans la coulisse, et selon les critères de l’époque, il jouissait d’une certaine aisance. C’était, en réalité, un homme assez fortuné pour s’offrir tous les ans une sauvegarde de niveau alpha dans l’une des unités de scanning du Dais de Chasm City.

Pendant des années, son petit commerce avait prospéré. Jusqu’au jour où une vedette de la police avait décidé de l’asticoter, par désœuvrement, ou sans autre raison que le fait qu’il n’avait jamais eu d’ennuis et qu’il devait donc mijoter quelque chose. La vedette n’avait pas eu de mal à accorder sa trajectoire à celle de la barcasse de Lyle. Elle avait envoyé une injonction de coupure du moteur principal et s’apprêtait à l’abordage. Mais Lyle ne pouvait obtempérer docilement. Toute sa réputation reposait sur le fait que ses cargaisons n’étaient jamais inspectées. En autorisant un flicoïde à monter à bord, il signait son dépôt de bilan.

Il n’avait pas le choix ; il devait fuir.

Par bonheur – ou non, selon la façon dont on voit les choses –, il était déjà en approche finale du Carrousel de New Copenhagen. Il savait qu’il y avait, dans l’anneau, une fosse de réparation juste assez vaste pour héberger son vaisseau. Ce serait juste mais, s’il arrivait à y entrer, il pourrait au moins détruire le chargement avant que les flicoïdes ne se pointent à bord. Il aurait sûrement des tas d’ennuis, mais au moins il n’aurait pas usurpé la confiance de son client, et ça, pour Lyle, c’était beaucoup plus important que son petit confort.

Lyle, évidemment, n’y était jamais parvenu. Harcelé par les vedettes – elles étaient maintenant quatre, qui se précipitaient pour l’escorter et l’avaient déjà harponné avec leurs grappins –, il avait foiré sa dernière poussée d’approche et il était rentré dans la paroi extérieure de l’anneau. Chose étonnante – il en était le premier surpris –, Lyle avait survécu à la collision. Le module d’habitat et le support-vie rudimentaire de son engin s’étaient encastrés dans la peau du carrousel comme le bec d’un bébé oiseau crevant la coquille de son œuf. Sa vitesse d’impact n’était que de quelques dizaines de mètres à la seconde, et il n’était pas gravement blessé. Il avait eu une sacrée chance, parce que la section de propulsion principale – les poumons renflés des réservoirs de carburant chimique – avait explosé. Le souffle avait enfoncé le nez de l’engin dans le carrousel, mais il s’en était sorti avec seulement des plaies et des bosses.

Cependant, tout en mesurant sa bonne fortune, il se rendait compte qu’il avait de gros ennuis. L’impact ne s’était pas produit dans la portion la plus densément peuplée de l’anneau du carrousel, mais il y avait eu beaucoup de victimes quand même. Une alvéole entière de l’intérieur de l’anneau s’était décompressée quand le vaisseau avait crevé la paroi, l’air s’était échappé par l’ouverture dans la double coque du carrousel. L’alvéole était une zone de détente, une forêt et une clairière miniatures éclairées par des projecteurs.

N’importe quel autre jour, il y aurait peut-être eu là quelques dizaines de personnes et d’animaux venus profiter du paysage synthétique au clair de lune. Mais la nuit où Lyle s’était écrasé, on donnait un concert de minuit d’une des œuvres les plus populaires de Quirrenbach, et il y avait des centaines de spectateurs. Par bonheur, la plupart avaient survécu, mais bien des gens avaient été grièvement blessés. L’accident avait fait beaucoup de victimes, en fin de compte : quarante-trois morts, sans compter Lyle lui-même. Et il était bien possible qu’il y en ait eu davantage encore, mais qu’on ne les ait pas retrouvés.

Lyle n’avait pas tenté de s’enfuir. Il savait que son sort était scellé. Il aurait déjà eu de la chance d’échapper à la peine de mort pour avoir refusé d’obtempérer à l’ordre d’abordage, mais même s’il y avait coupé – parce qu’il y avait des moyens d’y couper –, on ne pouvait plus rien pour lui, à présent. Depuis la Pourriture Fondante, quand la gloire de l’Anneau de Lumière avait sombré dans la ruine et la désolation de la Ceinture de Rouille, les actes de vandalisme contre les habitats étaient devenus les crimes les plus haïssables. Les quarante-trois morts étaient presque un détail.

Lyle Merrick avait été arrêté, jugé coupable de tous les chefs d’accusation relatifs à la collision, et condamné à la mort neurale irréversible. Et comme on savait qu’il avait été scanné, la jurisprudence Mandelstam devait s’appliquer.

Des fonctionnaires de Ferristown, surnommés les effaceurs, furent désignés pour retrouver et détruire toutes les simulations de niveau alpha ou bêta de Lyle Merrick. Les effaceurs bénéficiaient de l’appui de toute la machinerie judiciaire de la Convention et disposaient d’un arsenal complet d’instruments logistiques vaccinés contre la peste. La jurisprudence leur donnait les pleins pouvoirs pour passer au peigne fin toutes les bases de données connues, débusquer les simulations illégales, si bien enfouies fussent-elles, et détruire toutes les archives susceptibles de contenir une copie. Et ils connaissaient leur boulot.

Mais Jim Bax n’allait pas abandonner son ami comme ça. Avant que le filet ne se resserre, et avec l’aide d’autres amis de Lyle – dont certains étaient fort peu recommandables –, les dernières simus alpha échappèrent aux autorités. D’habiles falsifications des registres à la clinique de scanning firent apparaître que Lyle avait raté son dernier rendez-vous. Les effaceurs se grattèrent la tête pendant plusieurs jours, et puis ils décidèrent que l’alpha manquante n’avait jamais existé. Ils firent néanmoins main basse sur toutes les simulations connues.

C’est ainsi que, d’une certaine façon, Lyle Merrick avait échappé à la justice.

Grâce à Jim Bax. Sauf qu’il y avait une arnaque, il l’avait bien précisé dès le début. Il avait décidé de mettre la simu de Lyle en sûreté dans un endroit où il y avait peu de chances que les autorités aillent la chercher : à la place de la sous-persona de son vaisseau. Le scan de niveau alpha d’un esprit humain à part entière, la simulation de ses schémas neuraux, remplacerait la collection d’algorithmes et de sous-routines qui constituait une persona de niveau gamma, purement fictive.

Un véritable fantôme hanterait la machine.

— Pourquoi ? demanda Antoinette. Pourquoi papa a-t-il fait ça ?

— Et pourquoi, à ton avis ? Parce que son ami et sa fille comptaient tous les deux pour lui. C’était sa façon de vous protéger.

— Je ne comprends pas, Xav.

— Lyle Merrick était un homme mort s’il n’acceptait pas. Ton père n’était pas du genre à risquer sa peau pour rien. Au moins, en protégeant la simulation, il retirait quelque chose du deal, et pas seulement la satisfaction d’avoir sauvé son ami, d’une certaine façon.

— Et qu’est-ce que ça pouvait bien lui rapporter ?

— Il avait fait promettre à Lyle de s’occuper de toi quand il ne serait plus là.

— Non, fit platement Antoinette.

— Tu étais censée l’ignorer. Ça avait toujours été le plan. Et puis les années ont passé, et quand Jim est mort… Écoute, fit Xavier en secouant la tête, ça n’a pas été facile pour moi. Comment crois-tu que je me sois senti, avec ce lourd secret, pendant toutes ces années ? Seize putains d’années, Antoinette. J’étais un gamin quand ton père m’a embauché pour bosser sur l’Oiseau de Tempête. Je ne pouvais pas faire autrement que d’être au courant, pour Lyle.

— Je ne te suis pas. Qu’est-ce que tu veux dire par « s’occuper de moi » ?

— Jim savait qu’il n’était pas éternel, et il t’aimait plus que… enfin…

Xavier n’alla pas au bout de sa pensée.

— Je sais qu’il m’aimait, répondit Antoinette. On n’avait pas une de ces relations père-fille dysfonctionnelles comme on en voit dans tous ces holos. Toutes ces salades à base de « Tu ne m’as jamais dit que tu m’aimais ». On s’entendait sacrément bien, tous les deux.

— Je sais. C’était même l’idée. Jim s’en faisait pour toi, pour ce qui t’arriverait après, quand il ne serait plus là. Il savait que tu voudrais reprendre ses activités. Il n’aurait rien pu faire pour t’en empêcher, et il n’en avait même pas envie. Il était vachement fier de toi, tu sais ! Il pensait que tu pilotais mieux que lui, et il était persuadé que tu avais un bien meilleur sens des affaires.

Antoinette réprima un sourire. Son père le lui avait souvent dit, mais c’était toujours agréable à entendre. C’était la preuve – si elle en avait besoin – que Jim Bax le pensait vraiment.

— Et alors ?

Xavier haussa les épaules.

— Alors, voilà un bonhomme qui voulait continuer à s’occuper de sa fille après sa mort. Ce n’est pas un crime, quand même ?

— Je ne sais pas. C’était quoi, le deal ?

— Lyle devait s’installer à bord de l’Oiseau de Tempête et faire comme s’il était la vieille simu gamma du vaisseau. Tu ne devais jamais supposer que tu avais, euh… un ange gardien. Lyle était censé veiller sur toi, t’empêcher de t’attirer des ennuis. Ça se tenait, dans le fond. Ce Lyle avait un fort instinct de survie.

Elle se rappela toutes les fois où la Bête avait tenté de la dissuader de faire une chose ou une autre. Parce que c’était arrivé un paquet de fois. Elle avait toujours trouvé que la sous-persona avait un penchant paternaliste. Eh bien, elle n’était pas à côté de la plaque…

— Et Lyle a marché dans la combine ? fit-elle, incrédule.

Xavier hocha la tête.

— Il faut comprendre qu’il était dans un sérieux trip de culpabilité et d’autoflagellation. Il s’en voulait vraiment d’avoir tué tous ces gens. Pendant un moment, sa simu avait obstinément refusé de marcher. Il voulait qu’on le plonge en hibernation, il suppliait ses amis de le détruire. Ce mec voulait mourir.

— Mais il n’est pas mort.

— Parce que Jim lui avait donné une raison de vivre. Un moyen de se racheter. En veillant sur toi.

— Et toutes ces conneries de « Petite Demoiselle » ?

— Ça faisait partie du numéro. Il faut lui laisser ça, il a plutôt bien joué le coup, l’animal, tu ne trouves pas ? Jusqu’à ce que ça nous retombe dessus. Enfin, on ne peut pas lui en vouloir d’avoir paniqué.

— Non. J’imagine que non, soupira Antoinette en se levant.

— Alors… fit Xavier en la regardant d’un air plein d’espoir. Alors tu es d’accord avec tout ça ?

Elle se retourna et le foudroya du regard.

— Non, Xav, je ne suis pas d’accord avec tout ça. Je comprends. Je comprends même pourquoi tu m’as menti pendant toutes ces années. Mais ce n’est pas pour autant que je suis d’accord.

— Je suis désolé, dit-il en baissant les yeux. Mais j’avais fait une promesse à ton père, Antoinette.

— Ce n’est pas ta faute, dit-elle.

 

 

Plus tard, ils firent l’amour. C’était toujours aussi bon, avec lui. Peut-être même meilleur. Peut-être à cause des feux d’artifice émotionnels qu’elle avait partout dans le ventre. Et c’était vrai, ce qu’elle lui avait dit. Elle comprenait que Xavier ne pouvait pas lui dire la vérité. Pas avant qu’elle ne l’ait entrevue. Elle n’en voulait même pas particulièrement à son père. Il s’était toujours occupé de ses amis, et il s’efforçait seulement de la protéger. Jim Bax ne faisait jamais rien au hasard.

Mais ça ne rendait pas la vérité plus facile à admettre. Quand elle pensait à tout le temps qu’elle avait passé seule à bord de l’Oiseau de Tempête, quand elle se disait que Lyle Merrick était là, en train de hanter le vaisseau – de la mater, peut-être –, elle se sentait trahie et stupide.

Elle pensait qu’elle ne pourrait jamais s’en remettre.

Et puis, le lendemain, Antoinette retourna voir son vaisseau. Elle se disait qu’en y remontant elle arriverait peut-être à leur pardonner. S’il y avait deux hommes dans l’univers à qui elle croyait pouvoir faire confiance, c’étaient bien eux, et ils lui avaient menti. Et peu importait qu’ils l’aient fait pour son bien, pour la protéger.

Mais quand elle arriva au pied des étais qui emprisonnaient le vaisseau, elle ne put aller plus loin. Elle leva les yeux et le regarda. Il avait l’air menaçant et étranger. Ce n’était plus l’Oiseau de Tempête qu’elle connaissait. Elle n’en voulait plus.

On lui avait pris une chose qu’elle ne retrouverait jamais. Tout en pleurs, Antoinette tourna les talons et s’éloigna.

 

 

À partir du moment où la décision fut prise, les choses allèrent à une vitesse surprenante. Skade ramena l’accélération de son vaisseau à un g et ordonna à ses techniciens de réduire la taille de la bulle à celle d’une bactérie, maintenue par une étincelle d’énergie. Puis, quand les machines furent pratiquement coupées, elle donna l’ordre qui devait provoquer une reconfiguration radicale du bâtiment, conformément aux instructions qu’elle avait obtenues de l’Exordium.

Dans les profondeurs de l’Ombre de la Nuit, tout à l’arrière, se trouvaient de nombreux réceptacles à nanomachines protégés contre la peste. C’étaient des bulbes noirs contenant des grappes de duplicateurs à bas niveau, programmés pour se multiplier et se diversifier jusqu’à ce qu’ils forment un mucus corrosif d’engins microscopiques capables de transformer la matière. Sur un ordre de Skade, les machines furent lancées. Le mucus grouillant s’infiltra dans toutes les niches de la partie arrière du vaisseau, dissolvant et régurgitant la matière même du gobe-lumen. Les machines du dispositif subirent le même sort et furent presque intégralement transformées. Dans leur sillage, les duplicateurs laissaient des structures d’obsidienne luisante, des arcs et des hélices réduits à d’innombrables filaments qui suivaient le vaisseau comme les tentacules d’un calmar ou d’une méduse. Leurs « ventouses » noires, boursouflées, pareilles à des vésicules ou des glandes à venin, contenaient des systèmes secondaires. En fonctionnement, le système se déplaçait par rapport au bâtiment, exécutant un mouvement de batteuse, hypnotique, chuintant, hachant le vide, le découpant en tranches. Ce mouvement de faux générait une poche de la taille d’un quark de vide quantique à l’état quatre – poche de vide dotée d’une masse inertielle imaginaire – au sens strictement mathématique du terme.

En un instant très inférieur au temps de Planck, la bulle frémissante, fluctuante, de la taille d’un quark engloutissait entièrement le vaisseau spatial, subissant une transition de phase de type inflationniste à des dimensions macroscopiques. Le système, qui continuait à la contenir, était conçu pour des tolérances d’une finesse stupéfiante, à la limite du principe d’incertitude de Heisenberg. Ce qui était nécessaire dans tout cela, personne ne le savait. Skade n’était pas disposée à s’interroger sur le sens caché de ce que les voix de l’Exordium lui avaient murmuré. Elle n’avait plus qu’à espérer que les déviations, s’il y en avait, n’affecteraient pas le fonctionnement du système, ou au contraire l’affecteraient si profondément qu’il ne marcherait pas du tout. L’idée qu’il puisse fonctionner, mais de travers, était trop terrifiante pour être envisagée.

La première fois, il ne se passa rien. Le système était monté en puissance et les capteurs de vide quantique avaient détecté d’étranges et subtiles fluctuations… mais des mesures tout aussi précises avaient établi que l’Ombre de la Nuit n’avait pas parcouru un angström de plus qu’avec le dispositif suppresseur d’inertie ordinaire. Skade était retournée en fulminant dans les noires entrailles du vaisseau. Elle avait bientôt trouvé celle qu’elle cherchait : Molenka, la technicienne spécialiste des systèmes de l’Exordium. Molenka était exsangue.

Qu’est-ce qui a foiré ?

Molenka se fendit d’une explication balbutiante, transférant des palanquées de données techniques dans la partie publique de l’esprit de Skade. Celle-ci absorba les informations tout en les passant au crible de son sens critique. Il en ressortait, pour l’essentiel, que la configuration du dispositif de confinement du champ n’avait pas été parfaite ; la bulle de vide d’état deux s’était évaporée, retournant à l’état zéro avant d’avoir été poussée par-delà la barrière potentielle de l’état quatre, tachyonique, magique. Skade examina les machines. Elles n’avaient pas l’air endommagées.

Alors, je suppose que tu as découvert ce qui clochait ? Et que tu vas procéder aux modifications appropriées et tenter à nouveau la transition ?

[Skade…]

Quoi ?

[Il s’est passé quelque chose. Jastrusiak est introuvable. Il était tout près du système quand j’ai tenté la manip. Et il n’est plus là. Je n’arrive pas à le retrouver. Il n’y a plus aucune trace de lui.]

Ayant écouté avec une sainte patience, Skade marqua plusieurs secondes de silence avant de demander :

Jastrusiak ?

[Oui… Jastrusiak, acquiesça Molenka, l’air soulagée. Mon partenaire. L’autre spécialiste de l’Exordium.]

Molenka, il n’y a jamais eu de Jastrusiak à bord du vaisseau.

Molenka blêmit encore – c’est du moins ce qu’il sembla à Skade – et répondit dans un soupir :

[Si…]

Je t’assure, il n’y a jamais eu personne du nom de Jastrusiak à bord. C’est un petit équipage, et je connais tout le monde par son nom.

[Ce n’est pas possible. J’étais avec lui il y a à peine vingt minutes. Nous étions dans la machinerie. Nous préparions la transition. Jastrusiak est resté auprès du système pour procéder aux derniers ajustements. Je vous le jure !]

Peut-être.

Skade résista à la tentation de plonger dans la tête de Molenka et d’installer un blocage mnémonique pour effacer ses souvenirs des récents événements, mais ça n’aurait pas aboli le conflit manifeste entre la réalité objective et ce qu’elle croyait être vrai.

Molenka, je sais que ça va être dur pour toi, mais il faut que tu continues à travailler sur le matériel. Je suis vraiment désolée pour Jastrusiak – son nom m’a échappé, l’espace d’un instant. On le retrouvera, je te le promets. Il peut être n’importe où à bord.

[Je ne…]

Non, Molenka, coupa Skade, l’un de ses doigts apparaissant soudain sous le menton de la femme. Je ne veux plus rien entendre. Plus un mot, plus une pensée. Retourne auprès des machines et procède aux ajustements nécessaires, c’est tout. Fais-le pour moi, hein ? Tu veux bien faire ça pour moi, et pour le Nid Maternel ?

[Oui, Skade], répondit Molenka, toute tremblante.

Délicieusement terrifiée, se dit Skade. C’était la panique résignée, désespérée, d’un petit mammifère pris dans les griffes d’un prédateur.

 

 

Jastrusiak. Ce nom trottait dans la tête de Skade, et elle n’arrivait pas à le chasser. Il lui disait quelque chose… Quand elle aurait un moment, elle se connecterait à la mémoire collective conjoineur et elle retrouverait toutes les références qui s’y attachaient, ou tout ce qui s’en rapprochait. Elle était déterminée à comprendre ce qui avait provoqué ce dysfonctionnement du subconscient de Molenka, dysfonctionnement en même temps étrangement créatif, qui l’avait amenée, dans un moment de terreur, à forger de toute pièce un individu qui n’avait jamais existé.

À sa modeste surprise, Skade apprit que Jastrusiak était un nom connu du Nid Maternel. Il y avait bien eu un Conjoineur appelé Jastrusiak. Il avait été recruté pendant l’occupation de Chasm City. Il avait rapidement acquis l’accréditation du Sanctuaire Intérieur, qui l’avait fait travailler sur des concepts avancés, et notamment sur certains aspects de la théorie de la propulsion qui constituaient une réelle percée. Il avait fait partie d’une équipe de théoriciens Conjoineurs qui avaient établi une base de recherche sur un astéroïde. Ils s’intéressaient aux méthodes de conversion des propulsions Conjoineur au modèle furtif.

Ce n’était pas un travail de tout repos, ainsi qu’il devait s’en rendre compte. Toute l’équipe de Jastrusiak en avait fait les frais, d’ailleurs : la base entière, ainsi qu’une partie non négligeable de l’hémisphère de l’astéroïde, avait été anéantie par un accident.

Et donc, Jastrusiak était mort. Depuis bien des années, même.

Mais s’il avait été vivant, se dit Skade, ç’aurait été exactement le genre d’expert qu’elle aurait recruté pour son équipe à bord de l’Ombre de la Nuit. Il aurait très probablement été du même calibre que Molenka, et il aurait travaillé avec elle.

Qu’est-ce que ça voulait dire ? Elle se dit que ça ne devait – ne pouvait être qu’une coïncidence troublante.

Molenka la rappela :

[Nous sommes prêts, Skade. Nous pouvons reprendre l’expérience.]

Skade hésita. Elle songea un instant à lui dire ce qu’elle avait découvert à propos de Jastrusiak. Et puis elle se ravisa.

Eh bien, vas-y, répondit-elle.

 

 

Elle regarda la machine s’actionner, les bras noirs et incurvés aller et venir, rentrant apparemment l’un dans l’autre, tricotant et hachant le temps et l’espace comme un métier à tisser surgi de l’enfer, induisant dans la phase tachyonique le grain de système modifié, pas plus gros qu’une bactérie. En quelques secondes, le système était devenu un brouillard brassant derrière l’Ombre de la Nuit. L’onde de gravité et les capteurs de particules exotiques enregistraient des tempêtes de stress spatial profond alors que, aux limites de la bulle, le vide quantique coagulé était haché à des échelles microscopiques. Le schéma de ces tempêtes, filtré et retraité par les ordinateurs, indiquait à Molenka la façon dont se comportait la géométrie de la bulle. Elle transmettait ces données à Skade, lui permettant de visualiser la bulle sous la forme d’un globule de lumière éclatante, palpitante, qui frémissait comme une goutte de mercure en suspension dans un berceau magnétique. Des couleurs, qui n’appartenaient pas toutes au spectre visible par un œil humain, se mouvaient en ondes prismatiques sur la membrane de la bulle, traduisant des nuances indéchiffrables d’interactions de vide quantique. Rien de tout cela n’intéressait Skade ; seul comptait pour elle le fait que la bulle semblait se comporter normalement, ou aussi normalement qu’on pouvait l’espérer de la part d’une chose qui n’avait pas vraiment le droit d’exister, selon les lois de cet univers. La bulle émettait une douce lueur bleutée alors que les particules de radiation de Hawking projetées dans l’état tachyonique étaient évacuées hors de l’Ombre de la Nuit à une vitesse supraluminique.

Molenka l’informa qu’elles étaient prêtes à dilater la bulle, afin que l’Ombre de la Nuit tout entier soit inclus dans la sphère d’espace-temps en phase tachyonique. Le processus se déroulerait en un éclair. D’après Molenka, le champ se réduirait à son échelle microscopique en quelques picosecondes de temps subjectif, mais cet instant de stabilité suffirait à translater le vaisseau de Skade sur une nanoseconde-lumière d’espace, c’est-à-dire une trentaine de centimètres environ. Des sondes avaient déjà été déployées au-delà du rayon attendu de la bulle, prêtes à capturer l’instant où le vaisseau effectuerait le saut tachyonique. Trente centimètres, ça ne ferait évidemment aucune différence dans la course avec Clavain, mais théoriquement la manœuvre pouvait être prolongée et répétée presque immédiatement. Le plus difficile était d’y arriver une fois ; après, ce n’était qu’une question de perfectionnement.

Skade donna à Molenka l’autorisation de dilater la bulle. Au même moment, Skade fit passer ses implants en état d’accélération de conscience maximal. L’activité normale du vaisseau devint un fond à peine changeant. Même le battement des bras noirs ralentit, de sorte qu’elle put apprécier plus clairement leur danse hypnotique. Elle s’interrogea sur son état d’esprit et se rendit compte qu’elle éprouvait un mélange d’anticipation, de nervosité et d’angoisse viscérale : et si elle était sur le point de commettre une grave erreur ? Le Loup lui avait dit que très peu d’entités organiques avaient jamais dépassé la vitesse de la lumière. En d’autres circonstances, elle aurait peut-être écouté son avertissement implicite, mais en même temps il l’avait incitée à poursuivre. C’était lui qui l’avait poussée à en arriver là. Son assistance technique avait été cruciale pour le décodage des instructions de l’Exordium, et elle supposait qu’il avait intérêt à préserver sa propre existence. Ou bien peut-être appréciait-il simplement d’assister à son conflit intérieur, sans se soucier de sa survie.

Peu importait. C’était fait, maintenant. L’oscillation des bras modifiait déjà les conditions du champ autour de la bulle, elle en effleurait la frontière par de délicates caresses quantiques, l’encourageant à se dilater. La bulle palpitante gonfla, s’enfla selon une série d’expansions asymétriques. L’échelle changea, effectuant une série de sauts logarithmiques, mais pas tout à fait assez vite. Skade sut immédiatement que quelque chose clochait. L’expansion aurait dû se produire trop rapidement pour être perceptible, même par une conscience accélérée. La bulle aurait dû englober le vaisseau, à présent, au lieu de quoi elle avait atteint la taille d’un gros pamplemousse. Elle planait à la portée des bras oscillants, horriblement, désespérément fausse. Skade pria pour que la bulle se réduise à la taille d’une bactérie, mais d’après Molenka il était beaucoup plus vraisemblable qu’elle se dilate d’une façon incontrôlée. Horrifiée et captivée, elle regarda la bulle s’incurver et onduler, se réduire un instant à la taille d’une cacahuète puis adopter la forme d’un tore, transformation topologique que Molenka aurait crue impossible. Puis elle redevint sphérique et, alors que des creux et des bosses se formaient de façon aléatoire dans sa membrane, Skade aurait juré que c’était une gargouille lubrique qui la regardait. Elle savait que c’était son subconscient qui imprimait une image là où il n’y avait rien, mais elle ne pouvait s’empêcher d’y voir quelque chose de maléfique et de primitif.

Puis la bulle recommença à se dilater jusqu’à faire la taille d’un petit vaisseau spatial. Certains des bras noirs qui tricotaient dans le vide à la vitesse de l’éclair ne s’éclipsèrent pas à temps, et leurs extrémités tranchantes crevèrent la membrane ondulante. Les capteurs furent surchargés par le torrent gravitationnel hurlant du flux de particules. Les choses échappaient à tout contrôle, inexorablement. Des systèmes de commande vitaux, à l’arrière de l’Ombre de la Nuit, grillèrent. Les bras agités de mouvements spasmodiques s’entrechoquèrent comme les membres de danseurs mal synchronisés. Des nodules et des plaques s’arrachèrent. Des écharpes de plasma étincelant se mirent à fluctuer entre la frange et le système qui l’emprisonnait. La frange s’enfla à nouveau. Sa membrane avala des hectares cubiques de système de soutien. La machinerie défaillante ne pouvait plus en maintenir la stabilité. De vagues explosions puisaient à l’intérieur de la bulle. Un bras de commande essentiel se détacha et heurta la coque. Skade sentit les explosions en chaîne qui se produisaient tout le long du vaisseau. Une cascade d’étincelles roses tomba sur la passerelle. Sa belle machinerie volait en éclats. La bulle grandit, suintant à travers les limites défaillantes des bras arqués qui volaient en tous sens. Des sirènes se mirent à hurler, des portes de sécurité claquèrent un peu partout. Une lumière blanche, éclatante, irradia à partir du cœur de la bulle, la matière qu’elle contenait subissant une transition partielle vers l’état purement photonique. Une réversion catastrophique vers le vide quantique à l’état trois, où toute matière était dépourvue de masse…

L’éclair photoleptonique traversa la membrane. Les rares bras encore fonctionnels furent renvoyés en arrière comme des doigts cassés. Il y eut une brève mais fulgurante décharge de plasma, la bulle se dilata effroyablement, engloba l’Ombre de la Nuit et se dissipa. Soudain, Skade se sentit traversée comme par un front glacial durant une chaude journée. En même temps, une onde de choc ébranla le vaisseau, projetant Skade contre une paroi. Normalement, le matériau se serait déformé pour absorber l’énergie du choc, mais cette fois l’impact fut dur et métallique.

Et pourtant, le vaisseau était toujours autour d’elle. Elle arrivait toujours à penser. Elle entendait toujours les sirènes, les messages d’alarme et les portes coupe-feu qui se refermaient. L’événement d’excursion était passé. La bulle avait explosé, elle avait endommagé son bâtiment – peut-être gravement, provoquant des dégâts irréparables –, mais elle ne l’avait pas détruit.

Skade ramena son niveau de conscience à son rythme de traitement normal. Sa crête palpitait afin de dissiper la chaleur excessive de son sang – elle se sentait la tête vide –, mais ça passerait vite. Elle n’avait apparemment pas été blessée, même lorsqu’elle avait heurté la paroi. Sa cuirasse obéissait toujours à sa volonté et n’avait pas été endommagée. Skade empoigna une courroie de maintien et se traîna au milieu de la coursive. Elle ne pesait plus rien. L’Ombre de la Nuit, qui était en chute libre, n’avait jamais été équipé pour la gravité générée par la force centrifuge.

Molenka ?

Pas de réponse. Le réseau était coupé, empêchant la communication neurale à moins que les sujets ne soient tout proches les uns des autres. Mais elle savait où était Molenka avant que la bulle ne se dilate démesurément, échappant à tout contrôle. Elle l’appela à haute voix, sans plus de succès. Alors elle alla voir du côté des machines. Le volume critique était toujours pressurisé, mais elle dut batailler avec les portes intérieures pour qu’elles la laissent passer.

Les surfaces aux courbes luisantes comme de l’obsidienne de la machinerie non humaine avaient changé de forme depuis la dernière fois qu’elle était venue dans cette partie du vaisseau. Elle se demanda ce qui, dans ce changement, était dû à la tentative avortée d’expansion de la bulle. Une odeur piquante d’ozone planait dans l’air, ainsi qu’une dizaine d’autres moins familières. Et sur le fond continu de sirènes et de signaux d’alarme, elle entendait des crépitements et d’horribles bruits d’arrachement.

— Molenka ? appela-t-elle encore.

[Skade.]

La réponse neurale était incroyablement faible mais reconnaissable. C’était bien Molenka. Et elle n’était pas loin.

Skade continua à avancer avec raideur, à la force des poignets d’acier de sa cuirasse. Les machines l’entouraient de toute part, avec leurs corniches et leurs protubérances noires et lisses comme les roches sculptées par l’eau d’une antique caverne souterraine. Le passage s’élargit, et elle se retrouva dans une occlusion de cinq ou six mètres de large. Les parois boursouflées étaient incrustées de prises pour le traitement de données. Une fenêtre encastrée dans la paroi du fond donnait sur le système de confinement dévasté et méconnaissable qui dépassait de l’arrière du vaisseau. Certains des bras bougeaient encore, oscillant paresseusement d’avant en arrière comme les membres agités de spasmes convulsifs d’une créature agonisante. De ce point de vue, les dégâts paraissaient pires encore qu’elle ne le craignait. Son vaisseau avait été éventré, et ses tripes traînaient dans le vide.

Mais autre chose attira l’attention de Skade. Au centre approximatif de l’occlusion flottait un sac d’un blanc translucide, dans lequel planait une chose qui apparaissait furtivement et disparaissait à nouveau, spasmodiquement. Le sac avait cinq pointes dotées de vagues pseudopodes émoussés qui correspondaient par leurs proportions et leur disposition à une tête et à des membres humains. En réalité, Skade s’aperçut que la chose contenue dans le sac était bel et bien humaine, mais elle ne la voyait pas en entier ; elle l’entrevoyait par bribes. Elle eut une vision de vêtements noirs et de lambeaux de chair livide.

Molenka ?

Bien que Skade ne fût qu’à quelques mètres, la réponse lui parut étonnamment lointaine.

[Oui. C’est moi. Je suis prisonnière, Skade. Piégée dans une excroissance de la bulle.]

Skade frémit, impressionnée par la froideur de la femme ; il était clair qu’elle allait mourir, et pourtant elle évoquait son sort avec un calme et un détachement admirables. C’était une attitude typiquement conjoineur. Elle était convaincue que son essence survivrait dans la conscience plus vaste du Nid Maternel et que la mort physique ne signifiait que la disparition d’un élément périphérique, négligeable, d’un tout beaucoup plus significatif. Mais, se rappela Skade, ils étaient très loin du Nid Maternel, à présent.

La bulle, Molenka ?

[Elle s’est fragmentée en passant à travers le vaisseau. Elle s’est collée à moi, presque délibérément. On aurait dit qu’elle cherchait quelqu’un à englober, à inclure en elle.]

La chose à cinq pointes palpitait d’une façon écœurante, évoquant une instabilité horrible, sur le point de s’effondrer.

Dans quel état es-tu, Molenka ?

[Ça doit être l’état un, Skade… Je ne me sens pas différente. Juste piégée… et loin. Je me sens très, très loin.]

Le fragment de bulle commença à rétrécir, exactement comme l’avait prévu Molenka. La membrane se contracta, se moulant étroitement sur le corps de Molenka. L’espace d’un moment d’épouvante, elle parut presque normale, sauf qu’elle était couverte d’un vernis de lumière nacrée, mouvante. Skade se prit à espérer que la bulle choisirait cet instant pour éclater, libérant Molenka. Mais quelque part elle savait que ça ne se produirait pas.

La bulle frémit à nouveau, eut un hoquet et se convulsa. Le visage de Molenka – il était tout à fait discernable – arbora une expression manifestement terrifiée. Même à travers le faible canal neural qui les reliait, Skade sentit son angoisse. Et puis ce fut comme si le vernis rétrécissait autour d’elle.

[Aidez-moi, Skade. Je ne peux pas respirer.]

Impossible. Je ne sais pas quoi faire.

La membrane était collée sur la peau de Molenka, qui commençait à suffoquer. Elle était incapable de parler normalement, à présent, mais les routines automatiques qu’elle avait dans la tête avaient déjà commencé à court-circuiter les parties non essentielles de son cerveau, économisant ses ressources vitales afin d’extraire trois ou quatre minutes supplémentaires de conscience de son dernier souffle.

[Aidez-moi. Je vous en prie…]

Skade regardait, incapable de se détourner, alors que la membrane se refermait sur Molenka. La douleur de cette dernière submergeait le lien neural. C’est tout ce que Skade réussit à identifier : il n’y avait plus de place pour la pensée rationnelle. Elle tendit la main, désespérée de ne rien pouvoir faire, effleura la membrane du bout des doigts. La rétraction se poursuivit, comme précipitée par ce contact. Le lien neural commença à se rompre. La membrane écrasait Molenka vivante, détruisant la délicate boucle d’implants conjoineurs incrustés dans son crâne.

La membrane se figea, frémit et se ratatina à une vitesse foudroyante. Quand Molenka fut réduite aux trois quarts de sa taille normale, la forme qui se trouvait à l’intérieur de la membrane devint soudain toute rouge. Skade sentit le hurlement strident de la rupture neurale, puis ses propres implants coupèrent le lien. Molenka était morte. Mais la forme humaine persista alors qu’elle continuait à rétrécir. Ce n’était plus qu’un mannequin, une horrible marionnette, une poupée, une figurine grosse comme le pouce, qui perdait sa forme et sa définition alors que la matière à l’intérieur se liquéfiait. Puis la contraction cessa, et l’enveloppe laiteuse se stabilisa.

Skade tendit la main et prit la chose grosse comme une bille qui avait été Molenka. Elle devait l’évacuer dans le vide avant que le champ ne recommence à se contracter. Ce qui se trouvait dans la membrane – la matière qui avait constitué Molenka – était déjà sauvagement compressé, et elle ne voulait pas penser à ce qui se passerait si elle se dilatait spontanément.

Elle tenta de prendre la bille, mais c’est à peine si elle réussit à la faire bouger, comme si elle était verrouillée à ce point précis de l’espace et du temps. Elle accrut la pression procurée par sa cuirasse, et la bille commença enfin à bouger. Elle contenait toute la masse inertielle de Molenka, peut-être plus, et elle était aussi difficile à déplacer.

Skade amorça la lente et pénible marche vers le sas le plus proche.

 

 

L’hélice du bac imageur prit de la vitesse. Les deux mains sur la rambarde, Clavain scrutait la forme indistincte qui apparaissait dans le cylindre. On aurait dit un insecte écrasé, un panache d’entrailles ramollies giclant par l’un des bouts d’une carapace sombre et rigide.

— Elle n’ira pas très loin comme ça, commenta Scorpio.

— Un cadavre au fil de l’eau, ajouta Antoinette Bax avec un sifflement. Elle dérive. Elle tombe dans l’espace. Putain de merde ! Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ?

— Quelque chose de moche, mais pas catastrophique, répondit calmement Clavain. Sinon, on ne la verrait pas du tout. Scorp, tu peux zoomer sur la partie arrière ? On dirait qu’il s’est passé quelque chose de ce côté-là.

Scorpio, qui commandait les caméras de la coque, décrivit un panoramique sur le vaisseau stellaire dérivant qu’ils dépassaient avec un différentiel de vitesse de plus de mille kilomètres à la seconde. Ils seraient à portée effective des armes pendant une heure à peine. Le Lumière Zodiacale n’accélérait même plus, à ce moment précis ; les systèmes suppresseurs d’inertie étaient coupés et les moteurs silencieux. De grandes roues volantes faisaient pivoter le noyau habitable du gobe-lumen à un g de gravité centrifuge. Clavain appréciait de ne plus avoir besoin de lutter contre la gravité écrasante, ou de porter un exosquelette, et surtout de ne plus souffrir des effets physiologiques perturbants du champ suppresseur d’inertie.

— Là, fit Scorpio lorsqu’il eut ajusté les réglages. On n’aura pas mieux que ça, Clavain.

— Merci.

Remontoir se rapprocha du cylindre et passa près de Pauline Sukhoï dans un bourdonnement de servos. Il était le seul d’entre eux à porter encore un exosquelette.

— Je ne reconnais pas ces structures, Clavain, mais elles ont l’air intentionnelles.

Clavain acquiesça d’un hochement de tête. La forme basique du gobe-lumen était identique à ce qu’elle avait toujours été, mais de l’arrière jaillissait un déchaînement complexe de filaments convulsés et d’arcs qui ressemblait à une photo instantanée des ressorts et des rouages d’une pendule en train d’exploser.

— Tu as une explication ? demanda Clavain.

— Elle tenait absolument, désespérément à nous échapper, répondit Remontoir. Elle a pu envisager une solution extrême.

— Extrême ? releva Xavier.

Il tenait Antoinette par la taille. Ils étaient tous les deux crasseux, couverts de cambouis.

— Elle avait déjà la suppression d’inertie, reprit Remontoir. Mais je pense qu’il s’agit d’autre chose. Une modification du même système pour le pousser dans un état différent.

— Tel que ?… insista Xavier.

— La technologie supprime la masse inertielle, répondit Remontoir. C’est ce que Skade appelait l’état deux. Mais il ne l’annule pas complètement. Alors qu’à l’état trois la masse inertielle tombe à zéro. La matière devient photonique, incapable de se déplacer à une autre vitesse que la vitesse de la lumière. La dilatation du temps devient infinie, et le vaisseau reste figé à l’état photonique jusqu’à la fin des temps.

Clavain eut un signe de tête à l’intention de son ami. Remontoir paraissait supporter de bonne grâce son exosquelette, alors que cela constituait une réelle contrainte. Le but était de pouvoir l’immobiliser si Clavain décidait qu’il ne pouvait pas lui faire confiance.

— Et l’état quatre ? demanda Clavain.

— Voilà qui pourrait se révéler plus utile, répondit Remontoir. Admettons qu’elle ait pu franchir l’état trois, et qu’elle ait réussi une transition en douceur vers un champ d’état quatre. À l’intérieur de ce champ, le vaisseau aurait basculé dans un état de masse tachyonique, incapable de faire quoi que ce soit, à part voyager plus vite que la lumière.

— Skade aurait essayé ça ? demanda Xavier, impressionné.

— Je n’ai pas de meilleure explication, répondit Remontoir.

— Et que s’est-il passé, à votre avis ? demanda Antoinette.

— Une sorte de champ d’instabilité, répondit lentement et solennellement Pauline Sukhoï, le pâle reflet de son visage flottant dans le bac imageur. À côté de la constitution d’une bulle d’espace-temps modifié, le confinement de fusion est un jeu d’enfant. Le genre de jouet qu’on suspend au-dessus du berceau des nourrissons. Moi, ce que je crois, c’est que Skade a commencé par créer une bulle microscopique, probablement sous-atomique, certainement pas plus grosse qu’une bactérie. À cette échelle, sa manipulation est d’une facilité trompeuse. Vous voyez ces faux, ces bras ? fit-elle avec un mouvement de menton en direction de l’image qui avait légèrement pivoté depuis sa première apparition. Ça devait être ses générateurs de champ et ses systèmes de confinement. Ils devaient permettre au champ de s’étendre de façon stable jusqu’à ce qu’il englobe tout le vaisseau. Une bulle qui s’étendrait à la vitesse de la lumière mettrait moins d’une demi-milliseconde à avaler un vaisseau de la taille de l’Ombre de la Nuit, mais le vide modifié se dilate à une vitesse supraluminique, provoquant une sorte d’inflation de l’espace-temps. Une bulle d’état quatre a un doublage de temps caractéristique de l’ordre de dix puissance moins quarante-trois seconde. Ça ne laisse pas beaucoup de temps pour réagir si les choses tournent mal.

— Et si la bulle continue à se dilater ?… avança Antoinette.

— Impossible, répondit Sukhoï. Et même si elle le faisait, vous ne le sauriez jamais. Personne ne le saurait jamais.

— Skade a eu de la chance d’avoir encore un vaisseau, commenta Xavier.

Sukhoï l’approuva.

— Ça a dû être un petit accident, probablement survenu au cours de la transition entre deux états. Elle a dû parvenir à l’état trois, convertir une petite portion de son vaisseau en lumière blanche, pure. Une petite explosion photoleptonique.

— Rien de mortel. Elle aurait dû s’en tirer, ajouta Scorpio.

— Il y a des signes de vie ? demanda Antoinette.

Clavain secoua la tête.

— Aucun, mais c’est normal : l’Ombre de la Nuit est conçu pour la furtivité maximale. Nos méthodes de scanning classiques ne marchent pas.

Scorpio refit le point, et les couleurs de l’image passèrent à des verts et des bleus fantomatiques.

— Une image thermique, dit-il. Elle a encore de l’énergie, Clavain. Si tous les systèmes avaient lâché, sa coque serait plus froide de cinq degrés, maintenant.

— Il y a forcément des survivants, commenta Clavain.

— Un certain nombre, peut-être, acquiesça Scorpio. Ils se tiendront tranquilles jusqu’à ce que nous les ayons dépassés et qu’ils soient hors de portée de nos détecteurs, puis ils passeront sur mode réparation. Et avant que tu aies compris ce qui se passait, nous les aurons au cul, et ils nous poseront autant de problèmes qu’avant.

— J’y ai pensé, Scorp, commenta Clavain.

— Alors ? demanda le porcko.

— Alors je ne veux pas les attaquer.

— Clavain… fit Scorpio, ses sauvages yeux noirs jetant des éclairs.

— Felka est encore en vie.

Il y eut un silence lourd, presque palpable. Tous les regards pesaient sur Clavain, et chacun se félicitait de ne pas avoir à prendre cette décision.

— Ça, on n’en sait rien, répondit Scorpio, les plis amers qui encadraient sa bouche s’accentuant. Skade nous a déjà menti. Elle a tué Lasher. Rien ne prouve qu’elle détienne toujours Felka. Il se peut qu’elle ne l’ait pas, ou que Felka soit morte, à l’heure qu’il est.

— Quelle preuve convaincante aurait-elle pu nous donner ? répondit calmement Clavain. Nous savons qu’elle est capable de trafiquer n’importe quoi.

— Elle aurait pu nous dire une chose que Felka aurait été seule à savoir.

— Tu n’as jamais rencontré Felka, Scorp. Elle est forte – beaucoup plus forte que ne le pense Skade. Elle ne lui aurait rien révélé d’exploitable contre moi.

— Alors peut-être qu’elle la tient, en effet. Mais ça ne veut pas dire qu’elle soit réveillée. Skade l’a probablement cryonisée. Comme ça, elle ne risque pas de lui créer de problèmes.

— Et quelle différence ça ferait ? demanda Clavain.

— Elle ne sentirait rien, répondit Scorpio. Nous avons assez d’armes, Clavain. L’Ombre de la Nuit est une cible facile. Nous pourrions l’éliminer instantanément, sans douleur. Felka ne le saurait jamais.

Clavain s’obligea à contenir sa colère.

— Tu dirais ça aussi, si Skade n’avait pas tué Lasher ?

Le porcko martela la rambarde.

— Elle l’a fait, Clavain. C’est tout ce qui compte.

— Non, intervint Antoinette. Ce n’est pas tout ce qui compte. Clavain a raison. Nous ne pouvons pas faire comme si la vie humaine n’avait aucune importance. Si nous faisions ça, nous ne vaudrions pas mieux que les Loups.

Xavier eut un sourire radieux.

— Je suis d’accord, dit-il fièrement. Désolé. Scorpio. Je sais qu’elle a tué Lasher, et je sais ce que vous ressentez.

— Vous n’en avez aucune idée, répondit Scorpio sur un ton de regret plus que de colère. Et ne venez pas me raconter qu’une unique vie humaine a soudain de l’importance. C’est juste parce que vous la connaissez. Skade est humaine, elle aussi. Comme tous ceux qui sont à bord de son vaisseau.

Cruz, qui était resté silencieux jusque-là, dit doucement :

— Il a raison, Clavain. Nous trouverons bien un moyen d’avoir sa peau. Mais pas de cette façon. Ce ne serait pas bien, c’est tout.

— Je peux faire une suggestion ? demanda Remontoir.

Clavain le regarda, mal à l’aise.

— Quoi donc, Rem ?

— Nous sommes juste à portée de navette. Ça nous coûterait un peu d’antimatière, un cinquième de nos réserves, mais nous ne retrouverons peut-être plus jamais une occasion pareille.

— Une occasion de faire quoi ? demanda Clavain.

Remontoir cligna des yeux, surpris, comme si c’était trop évident pour avoir besoin d’être énoncé.

— De sauver Felka, bien sûr.

L'Arche de la rédemption
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